Eric R.

Un monde a soi

Ouvrage Collectif Parisi Chiara (Dir.)

Centre Pompidou Metz

Conseillé par (Libraire)
27 juin 2023

UNE ARTISTE A (RE)DECOUVRIR

Suzanne Valadon, jeune fille arrivée avec sa mère du Limousin à la Butte Montmartre, fut dès l’âge de 15 ans un modèle inspirant pour Renoir, Puvis de Chavannes ou Toulouse Lautrec. Quelques années plus tard, elle devint la maman d’un peintre bientôt plus célèbre qu’elle, Maurice Utrillo. C’est souvent ainsi que l’on définit Suzanne Valadon. Modèle puis mère. Comme souvent l’histoire de l’art, masculinisée à outrance, a oublié l’artiste peintre importante de cette époque charnière de la fin du XIX ème siècle et du début du XX ème siècle. C’est Degas, artiste misogyne s’il en est, qui l’intronisa un jour en voyant ses dessins: « Désormais, vous êtes des nôtres » aurait il déclaré un jour à celle qu’il appelait « Terrible Maria », Suzanne étant le prénom fictif, choisi par Toulouse Lautrec. C’est bien d’abord le trait, noir et épais, qui définit en effet la peintre à ses débuts, un trait sûr qui délimitera plus tard les corps avec précision quand les couleurs seront posées sur des toiles.
Elle qui rêva, jeune d’être artiste de cirque, écuyère, va faire du corps sa principale source d’inspiration et ce sont ces nues qui éblouissent, des nues débarrassés de regards masculins portés vers le désir, l’esthétisme de corps divinisés. Les nues de Suzanne Valadon sont réalistes, sans apprêts ni poses langoureuses. Les seins sont lourds, les hanches larges et ne cherchent pas l’exhibition ou la dissimulation. Les corps sont présents, c’est tout. Cette volonté de traduire la réalité brute on la retrouve dans ses magnifiques autoportraits, dont celui de la couverture du catalogue, reproduit comme un manifeste pictural: j’ai mon âge (65 ans), et je suis telle quelle, comme vous me voyez. A la manière de Rembrandt, Valadon, veut saisir le passage du temps. Ce précepte elle l’applique à elle même comme à ses modèles qui ne sont ni enlaidies, ni magnifiées mais aussi à ces portraits de commande sans complaisance et dont on se demande comment ils ont été reçus par leurs commanditaires. Elle peint aussi quelques nus masculins, là aussi sans « prescriptions culturelles », puisque c’est avec ces corps non dissimulés qu’elle vit depuis son arrivée à Paris.

A contempler ces tableaux réunis on a le sentiment que Valadon, totalement autodidacte, fut une éponge à sa façon d’absorber les thèmes partagés par les artistes de sa génération mais aussi dans sa manière de poser les touches sur la toile. On retrouve Matisse et ses tissus et draperies, les aplats des nabis, les poses marmoréennes et les touches de Cézanne, l’absence de perspective, les rose et les traits noirs de Gauguin. Dire et écrire cela ne réduit pas le talent de Valadon qui n’agit pas comme une vulgaire copiste.

On se dit qu’une nouvelle exposition reste à faire comme elle fut le cas avec celle consacrée à Picasso et aux Grands Maîtres, ou celle de Joan Mitchell et Monet, une exposition mettant en parallèle les oeuvres de Suzanne Valadon avec celles de ces contemporains.

« Mon oeuvre? Elle est finie (…). Vous la verrez peut être un jour, si quelqu’un se soucie jamais de me rendre justice » avait elle déclaré à la fin de sa vie. Ce catalogue lui rend cette justice qu’elle espérait. Et qu’elle mérite.

One shot

Delcourt

19,99
Conseillé par (Libraire)
16 juin 2023

Une formidable amitié

Aucune couleur mais simplement du gris et du noir. Pas de dessins flamboyants mais un trait fin, minimaliste pour aller à l’essentiel. On ne fait pas dans l’exubérance quand on aborde le thème de la fin de vie car c’est bien de cela qu’il s’agit dans ce magnifique roman graphique de Juanungo, dessinateur argentin, auteur de Donjon Monsters, qui s’est inspiré de l’histoire de son père, réalisateur de film d’animation, comme l’est Nazareno, dit Neno, vieil acariâtre, dont les jours sont comptés. Allongé sur son lit, en pleine détresse, ce dernier décide comme par un juste retour des choses, de faire souffrir son nouvel infirmier, un jeune homme, tout juste engagé, à l’allure de grand benêt, « à la petite mèche molle », mais qui va prendre au fil des pages, une épaisseur rare.

On le comprend de suite, nous sommes dans le domaine de l’émotion, celle qui conduit à considérer le gardien des nuits de Neno comme un « con » puis comme un homme indispensable aux dernières heures. Ils sont bien deux sur le chemin doux-amère de la vie à la mort. Un lutte pour vivre quelques heures encore, l’autre pour l’accompagner dans ce voyage ultime.
Le jeune pataud, maladroit, se révèle au fil de l’avancement du récit un être riche d’empathie et même d’amour. Et les relations malade-soignant, fondées sur le mépris d’une part et la maladresse d’autre part, vont peu à peu se complexifier. Ce cheminement est magnifiquement décrit, étape par étape, qui fait passer la vieille « palourde » dont le renvoi est demandé par Néo, à un ultime « J’ai besoin de toi, fais pas le con ».

Le trait simple mais magnifique de Juanungo évite et remplace les phrases lourdes et compatissantes. Un trait pour esquisser un sourire, des sourcils pour montrer la tendresse, des épaules tombantes pour exprimer le poids d’une mission, suffisent. Les corps disent beaucoup et ils racontent aussi, en toile de fond, les difficultés de l’environnement familial, professionnel, amical, à accompagner la fin de vie.

Il semble toujours nécessaire de préciser pour ces ouvrages à la thématique plutôt sombre que cette Bd, comme beaucoup d’autres qui traitent de la vieillesse, de la fin de vie, ne sont en aucun manière mortifère. Juanungo traite en fait d’une amitié naissante, suivie pas à pas, d’autant plus forte que l’on sait qu’elle va s’achever dès que commencée. C’est doux comme deux mains qui se saisissent l’une de l’autre. Celle fripée, posée sur le drap d’un lit, d’un vieil intello acariâtre attendri et celle épaisse et lourde d’un jeune homme empoté mais d’une sensibilité rare. C’est doux comme une formidable Bd intense en émotions. C’est doux comme la vie qui se poursuit. Pour les autres.

Jean-Philippe BLONDEL

Finitude

17,00
Conseillé par (Libraire)
12 mai 2023

Un bijou de roman choral

C’est agréable un roman choral. C’est un peu comme un puzzle qu’il faut reconstruire. On prend des bouts de vie a priori sans lien les uns avec les autres. Des lieux éloignés. Des périodes distinctes. Et un romancier talentueux se saisit de ces morceaux, les colle, les rattache et vous donne à voir finalement une image, celle de vies recomposées, d’instants anodins devenus décisifs.

Petite, l’existence des personnages de ce roman l’est en apparence. Agent immobilier, adolescente de quinze ans qui se dit enfin « mûre », allemande de l’Est un peu paumée à l’Ouest, enfant qui a pour rêve majeur d’intégrer le club Mickey, boulanger raciste et séducteur, toutes et tous n’ont rien de héros. Et pourtant. Pourtant, pour eux comme pour d’autres, il faut additionner les jours, les joies, les peines, certaines banales, d’autres plus exceptionnelles, additionner pour mener tant bien que mal leur existence. Ce sont des plages estivales qui vont être le point de départ de ces instants essentiels, quand la vie est faite de vacances, de rêveries, d’oisiveté.
Au final, rien ne se passe comme prévu. Le hasard, la personnalité de chacun, les rencontres, bonnes et mauvaises, rendent toute projection improbable. Comme dans un bon polar Jean-Philippe Blondel exploite cette imprévisibilité pour nous emmener dans des contrées inconnues. On est admiratif devant la complexité et la construction d’un livre dont les chapitres s’emboîtent à la manière de poupées russes.

16,95
Conseillé par (Libraire)
30 avril 2023

Truands et nostalgie

Le Grizzli, c’est lui, l’homme costaud à la large mâchoire virile et aux épaules de déménageur qui trône sur la couverture. Un dessin qui dit tout de ce tendre balèze, qui doit son nom, lui l’ancien boxeur, à sa pilosité abondante. Un tendre marqué années soixante par sa silhouette et sa cigarette au bec, qui rappelle les affiches de films de Becker, Audiard ou Melville. C’est de cet univers des malfrats que s’est inspiré Matz pour cet album. 64 pages qui nous ramènent plus d’un demi siècle en arrière, Il y a donc forcément de la nostalgie dans cette description finement ciselée par le dessin de Simon. On croit entendre Gabin discuter avec Blier dans des dialogues d’Audiard.
Un régal de lecture !

Le Grizzli, c’est lui, l’homme costaud à la large mâchoire virile et aux épaules de déménageur qui trône sur la couverture. Un dessin qui dit tout de ce tendre balèze, qui doit son nom, lui l’ancien boxeur, à la pilosité abondante de son corps. Un tendre marqué années soixante par sa silhouette et sa cigarette au bec, qui rappelle les affiches de films de Becker, Audiard ou Melville. C’est de cet univers des malfrats, des petits et grands truands que s’est inspiré Matz pour cet album que n’auraient pas renié Simonin, René Fallet ou Alphonse Boudard.
Le début est classique: Bébert la Gambille sort de la Santé, la prison bien entendu pas l’hôpital, après dix ans de purgatoire. Il soupçonne un ancien complice de l’avoir dénoncé pour lui piquer le grisbi. Menacé, Jo, cet ancien ami, pris de panique contacte deux de ses potes : Toine, passionné de canassons et le Grizzli, amateur de belles carrosseries, tous deux rangés des affaires. Les retrouvailles vont être chaudes et épiques, les coups de poings vont valser, les menaces se multiplier, les trahisons se dissimuler. Au milieu de ce boxif, un drôle de flic, surnommé la Ventouse, va essayer de tirer son épingle du jeu. Et c’est parti pour 64 pages qui nous ramènent (pour les plus vieux) ou nous amènent (pour les plus jeunes), plus d’un demi siècle en arrière, du temps comme l’écrit Matz, où « l’homme portait nécessairement le costume-cravate » où l’on « achetait français » et où roulaient des « bagnoles qui avaient de la gueule ».

il y a donc forcément de la nostalgie dans cette description finement ciselée par le dessin de Simon, dessin auquel il ne manque pas un enjoliveur, une calandre, un réverbère ou une lampe de bureau. On croit voir et entendre Gabin discuter avec Blier dans des dialogues d’Audiard car bien entendu ces contemporains de Frédéric Dard n’ont pas la langue dans leur poche et avant d’être souvent enchristés, ils ont décarré en craignant que la maison bourreman ne leur mettre le grappin dessus.

C’est cet univers à la Albert Simonin, dont Matz écrit dans sa postface que Léo Malet l’appelait « le Chateaubriand de l’Argot », que rendent hommage les deux dessinateurs. Par le texte, les dialogues, le dessin délicieusement rétro on déambule dans Paris, celui des bouquinistes le long des quais de Seine, celui des champs de course, des petits comptoirs des petits troquets, des téléphones en Bakélite noir.

Au fait Matz, le pseudonyme que s’est donné le dessinateur a une signification en argot. Comme dirait l’autre elle n’est pas piquée des vers. On ne va pas vous faire tartir. On préfère vous la laisser découvrir page 63 dans un lexique bien utile à l’usage des curieux.

Jeanne

Futuropolis

24,90
Conseillé par (Libraire)
25 avril 2023

Une très belle adaptation

Jean Teulé était un sacré conteur et un formidable ramasseur de poussière. Son écriture était gouailleuse et parlante. Quant à la poussière il savait la retirer pour extirper de l’Histoire officielle des faits divers ou des moments passés à la trappe de la postérité. En 2020 dans son avant dernier ouvrage « Crénom Baudelaire » il recherchait la personnalité de l’auteur des Fleurs du Mal. L'ambivalence du poète, génie poétique et mauvais génie humain, le roman de Teulé la décrivait parfaitement et faisait la force de son texte.
On était donc curieux de connaître son adaptation en images. Tino et Dominique Gelli se sont attelés à la tâche. Dominique Gelli fait ici exploser les couleurs somptueuses, le rouge sang des manteaux, des robes, des drapeaux assurant le fil conducteur de cases inoubliables. Mais la poésie dans tout cela ? Elle est omniprésente, chaque évènement de la vie du poète suscitant son inspiration, est illustrée par des dessins pleine-page de Tino Gelli qui tranchent avec la tonalité du récit. Oniriques, naïfs, symbolistes, ésotériques, ils accompagnent à la perfection les poèmes de Baudelaire !

Eric

Chronique complète :

Jean Teulé était un sacré conteur et un formidable ramasseur de poussière. Son écriture était gouailleuse et parlante. Quant à la poussière il savait la retirer pour extirper de l’Histoire officielle des faits divers ou des moments passés à la trappe de la postérité. Il dépoussiérait aussi des statues auxquelles il vouait pourtant une profonde admiration. En 2009 il était ainsi parti à la quête d’un autre Rimbaud. En 2020 dans son avant dernier ouvrage « Crénom Baudelaire » il recherchait la personnalité de l’auteur des Fleurs du Mal. Ce n’est pas la poussière qu’il ôtait dans cette biographie romancée mais des couches innombrables de vernis posées depuis des décennies par des hagiographes pas toujours sincères. Et pourtant « tout est vrai » avait l’habitude de déclarer l’écrivain décédé en octobre de l’année dernière. On le croit donc sur parole quand il décrit un enfant amoureux de sa mère dans des relations ambigües. On le suit toujours quand il montre un adolescent irrespectueux, vantard en se voulant supérieur à Hugo, misogyne indécrottable, porteur d’une violence verbale et physique épouvantable, shooté à mort par toutes les drogues, et par dessus tout d’une rare méchanceté. Sans oublier une syphillis récurrente et un mépris total des pauvres gens. Sa mère dit à son fils: « Mon mari est l’ordre, le respect, la hiérarchie. Toi tu es le désordre, l’insolence, la licence ». Inutile d’en rajouter la coupe est pleine mais n’empêche pas Baudelaire de demeurer la référence poétique de la fin XIX ème siècle. Cette ambivalence, génie poétique et mauvais génie humain, le roman de Teulé la décrivait parfaitement et faisait la force de son texte.

On était donc curieux de connaître son adaptation en images, exercice prolongeant souvent la vie des romans de l’ancien auteur de BD qui acceptait volontiers de confier ses récits à des dessinateurs auxquels il laissait toute latitude. Il fallait bien être deux pour relever ce défi en trois volumes. Tino et Dominique Gelli se sont donc attelés à la tâche avec pour ce dernier un goût de revoyure. Dominique Gelli fait ici exploser les couleurs somptueuses, le rouge sang des manteaux, des robes, des drapeaux assurant le fil conducteur de cases inoubliables. Laid psychologiquement, le poète l’est aussi physiquement et sa petitesse fait pâle figure à côté de la somptueuse Jeanne Duval, qui donne son prénom à l’album et dont la noirceur de peau sensuelle et poétique tranche avec la blafarde blancheur du poète, intellectuellement si haut perché et physiquement et humainement si médiocre. La « Vénus Noire » est magnifique de sensualité et de désir, nue ou dans des robes prodigieuses, dont Baudelaire disait qu’elle était « mon âme, ma passion, étoile de mes yeux ». Muse, elle est le contrepoint de son amant.

Mais la poésie dans tout cela? Elle est omniprésente, chaque évènement de la vie du poète suscitant son inspiration, est illustrée par des dessins pleine-page de Tino Gelli qui tranchent avec la tonalité du récit. Oniriques, naïfs, symbolistes, ésotériques, ils accompagnent à la perfection les poèmes de Baudelaire qui vont être rassemblés à la fin de ce premier tome pour devenir les Fleurs du Mal. Sa poésie le jeune Charles la définit ainsi: « Ça me métamorphose en poète augmenté qui saura pétrir de la boue pour en faire de l’or. J’entends venant de la rue des musiques célestes et vois dans les taches de ces murs des peintures ». Opposition réalisme et poésie que les dessins des Gelli traduisent à merveille par le parti pris de deux styles graphiques contraires et complémentaires.